mardi 11 octobre 2011

Casino Royale, une aventure des Becs fins, agents très spéciaux (1ère partie)

Toute cette histoire a commencé lorsque, à la demande du QG, Jo et moi avons dû nous rendre à Madrid en mission commandée. Une affaire en apparence assez simple : récupérer les plans d’un projet de pipeline ultrasecret dont l’existence menaçait l’équilibre géopolitique du Caucase et l’hégémonie des multinationales occidentales sur l’approvisionnement énergétique européen. Bref, la routine habituelle. Nos collègues du QG nous avaient concocté de fausses identités parfaites pour l’occasion : nous étions Roger et Pénélope de Moor, un couple de Belges wallons parvenus, monsieur ayant fait fortune dans les gaz de schiste et madame, ancienne mannequin, faisant maintenant dans la mise sur pied de projets caritatifs en Afrique pour diverses ONG. Nous avions à peine douze heures pour faire nos préparatifs, avant de nous envoler pour la capitale espagnole.

C’est donc à peine défraîchis par six heures de vols que nous sommes débarqués au Ritz de Madrid, à deux pas du Prato. Sitôt arrivés, nous prenions contact avec l’antenne madrilène de l’Organisation, un certain Jorge, journaliste des pages économiques du journal El Pais, scribouillard sans envergure, mais homme bourré de contacts et toujours prêt à aider la Cause. Nous fixâmes rendez-vous pour le soir même.

Il était presque minuit lorsque nous rejoignîmes Jorge dans un bar du barrio Salamanca, où il nous attendait, accoudé au comptoir, un verre de xérès à la main. C’était un petit homme gras, à l’allure un peu débraillée dans son complet de lin froissé. Jorge nous expliqua qu’il tenterait de nous obtenir un rendez-vous avec un de ses contacts à l’ambassade du Kazakhstan, un homme des plus serviable pour autant qu’on lui fasse cadeau d’un attaché-case rempli de billets de cinquante euros. J’assurai Jorge que nous lui fournirions la somme dès le lendemain. La soirée se poursuivit alors que Jorge, qui descendait des verres de xérès à la chaîne, nous expliquait la situation complexe du trafic pétro-énergétique européen, pendant que je terminais mon dry martini et que Jo sirotais tranquillement une coupe de champagne. Nous rentrâmes tôt à l’hôtel, quittant Jorge sur le trottoir devant le bar, où il s’alluma un cigarillo. Avant de retourner s’enfiler quelques verres de xérès supplémentaires, pensai-je.

Bref, je vous passe les détails, mais grâce aux bons soins de Jorge, nous réussîmes à nous faire inviter à une réception mondaine donnée par Mikhaïl Krimpov, principal propriétaire de l’empire pétrolier russe Gazprom, treizième ou quatorzième fortune mondiale. Oui, un gros poisson : le genre de type qui dirige le Kremlin à distance, bien terré dans un yacht titanesque mouillant dans les îles grecques. Le monsieur aimait faire étalage de sa puissance et de son opulence, et c’est pourquoi la soirée se donnait au célèbre Casino de Madrid.

Le Casino de Madrid était un club privé sis au centre de la capitale espagnole, fondé en 1863 par l’intelligentsia madrilène de l’époque. L’institution était toujours en activité mais, malgré son nom, on n’y pratiquait plus les jeux de hasard. Il s’agissait plutôt d’un club privé sélect, qui permettait aux richards madrilènes de se rencontrer et, pouvait-on imaginer, de refaire le monde à leur façon. C’était donc à titre de membre en règle du sélect Casino de Madrid que le pétro-milliardaire Mikhaïl Krimpov avait réservé l’établissement et son service de traiteur haut de gamme pour cette petite sauterie visant à souligner le soixantième anniversaire de naissance de son bon ami, l’ambassadeur de Turquie en Espagne.

Or, selon nos informateurs, les plans du pipeline ultrasecret se trouvaient dans une clé USB astucieusement dissimulée dans une des boucles d’oreille de la femme de l’ambassadeur de Turquie, tandis que les codes permettant de déchiffrer ces plans se trouvaient, toujours selon nos sources, inscrits par nano-gravure dans l’or de l’épingle à cravate de Mikhaïl Krimpov lui-même en personne. Ce dispositif visait à ce que le clan turko-kazakh, principaux promoteurs du pipeline, détienne collectivement cette information cruciale sans qu’aucune des deux parties ne puisse la contrôler et l’exploiter sans l’accord de l’autre. Notre mission consistait donc à subtiliser la boucle d’oreille et l’épingle à cravate en question et à ramener le tout au QG.

Bref, la routine habituelle.

* * *


La limousine nous déposa vers vingt-et-une heures devant le portail du Casino de Madrid. Pour l’occasion, j’avais mis un simple complet Armani noir anthracite sur une chemise blanche et une cravate sang de bœuf. Jo portait une robe noire à pois rouge, sans manches, les épaules couvertes d’un léger châle, et le tout lui donnait un petit air de danseuse de flamenco de la haute. Nous présentâmes nos cartons d’invitation au portier qui s’effaça pour nous laisser entrer.

Passé le portique, nous débouchâmes dans un patio intérieur où un escalier monumental menait à une balustrade donnant sur divers salons. Les murs de la vaste pièce étaient décorés de sculptures ornementales et de moulures de plâtre dans un style tout à fait dix-neuvième. Sculptures de marbre, toiles d’époques et  plantes exotiques complétaient la décoration. À notre arrivée, il y avait déjà pas mal de monde dans cet atrium, où se donnait le cocktail. Nous nous fondîmes dans la foule, bras dessus, bras dessous, attrapant au passage un verre de vin blanc du plateau d’un serveur. Krimpov avait apparemment ses entrées dans plusieurs milieux; j’aperçus quelques vedettes – un George Clooney très à l’aise dans son tuxedo et un Guy Laliberté qui détonnait quelque peu dans ses jeans et son t-shirt, sans parler de son nez de clown – ainsi que le PDG d’Exxon et un Donald Rumsfeld qui, malgré que la soirée fût encore jeune, semblait déjà pas mal pompette. Nous devions boucler cette mission à l’issue même de cette soirée et n’avions donc pas de temps à perdre. Nous décidâmes de la jouer sur un mode classique et direct. Nous nous séparâmes, louvoyant chacun en solo dans ce groupe d’hommes et de femmes du monde comme un couple de requins dans un banc de nageurs.

J’entrepris de m’approcher subtilement de l’ambassadeur turc et de sa femme, qui étaient occupés à bavarder avec trois ou quatre gros bonnets. L’ambassadeur était un homme d’âge mûr, portant un bouc et des lunettes en corne. Sa femme, beaucoup plus jeune que lui, moulait une robe de soirée vaporeuse. Lorsque je fus à quelques pas d’eux, mon regard croisa celui de l’ambassadeur et je m’avançai vers lui, faisant semblant de le reconnaître.

‒ Monsieur l’ambassadeur, m’exclamai-je, quel plaisir!

Il sembla déstabilisé, mais décida manifestement, et fort heureusement, de ne pas se fier à sa mémoire.

‒ Bonjour, dit-il, je suis désolé mais je ne suis pas sûr de vous reconnaître, monsieur… Monsieur?

‒ Roger, Roger de Moor, répondis-je, des entreprises de Moor, de Belgique : gaz de schiste, gaz naturel, gaz à effet de serre. Nous nous sommes rencontré à Bruxelles, il me semble. C’était l’an dernier ou il y a deux ans. À moins que ne fût à Ankara?

‒ Oui, fit-il, de Moor, je crois me rappeler de vous.

Ma tactique faisait mouche. Je me tournai vers son épouse, braquant mon regard dans le sien en soufflant :

‒ J’ai pour ma part un excellent souvenir de madame l’ambassadrice. Bonsoir, madame.

Ses yeux étaient d’un noir de jais, graves et mystérieux. Ses cheveux relevés en un chignon mettaient en valeur une unique boucle d’oreille, spectaculaire bijou qui pendait à son oreille droite. Je n’eus aucune peine à imaginer qu’une clé USB de plusieurs gigaoctets puisse être dissimulée dans cette chose énorme. Cependant, ma réplique sembla la laisser de glace. Elle soutint mon regard et répondit simplement :

‒ Monsieur.

On me présenta à la ronde. Je réussis à gagner la confiance du groupe grâce à quelques anecdotes divertissantes et totalement factices à propos de voyages passés que j’aurais effectués en Turquie. Je savais que pendant ce temps, ailleurs dans l’atrium, ailleurs dans la foule, Jo se prêtait au même genre de comédie et jouait de ses charmes pour prendre contact avec le redoutable Mikhaïl Krimpov. Pour l’heure, notre plan semblait rouler comme sur des roulettes.

Des serveurs passaient avec des plateaux, offrant apéritifs et bouchées. Jorge m’avait indiqué que cette réception bénéficiait des services de El Bulli Catering, une filiale du célèbre restaurant catalan El Bulli. Créée en 1995, cette société visait à offrir un service de traiteur et de donner une seconde vie à certaines créations des cuisines du légendaire restaurant catalan. Le menu de la soirée était donc signé par le célèbre et très médiatique chef Feran Adriá, bien que réalisé par un chef exécutif madrilène. Voilà, me dis-je, qui nous changera de la cuisine du Ritz.

Un serveur s’approcha de notre groupe. Dans son plateau se trouvaient de grandes cuillères à bouchées et dans chacune reposait une boule verte ayant la couleur et la forme d’une olive. Je reconnus là le fameux plat-signature de Ferran Adrià, ce plat emblématique de la cuisine moléculaire : l’olive sphérique. Il s’agissait d’une bulle gélatineuse faite d’olive verte, dont le centre était liquide. L’ambassadeur se servit le premier. Il fit glisser une des boules dans sa bouche, croqua et son visage s’éclaira, les yeux ronds, le sourire fendu jusqu’aux oreilles, comme quelqu’un à qui on raconte une histoire amusante, comme un enfant à qui on vient de faire un tour de magie et qui se demande comment cela est possible. L’une après l’autre, les personnes de notre groupe se servirent, ce qui généra diverses réactions d’hilarité. Pour ma part, cette boule qui explosait dans la bouche, libérant une vive saveur d’olive saumurée me fit également sourire. Mais bien que la texture fût unique et très amusante, le goût me rappela quelque peu la saumure d’un pot d’olives commerciales. Unique et ludique, malgré tout. Je goûtai également d’autres bouchées – dont des croquetas espagnoles – toutes délicieuses, quoiqu’assez traditionnelles.

Ce fut bientôt l’heure de passer à table. La foule se mit en mouvement et entreprit de monter le grand escalier, pour se diriger vers le Salòn Real, où le souper serait servi. Délaissant temporairement l’ambassadeur turc et sa femme, je retrouvai Jo près du vestiaire, tel que nous l’avions convenu précédemment. Jo avait un petit sourire espiègle qui piqua ma curiosité.

‒ Alors, demanda-t-elle, comment vont les choses avec Madame l’ambassadrice?

‒ Ça avance, répondis-je. J’ai gagné la confiance de l’ambassadeur et commencé à me rapprocher de sa femme. Je devrais pouvoir passer à l’action durant le souper.

Elle glissa la main dans son sac et en sorti un objet qu’elle me montra discrètement. L’épingle à cravate! Elle remit illico l’accessoire dans son sac en me faisant un clin d’œil.

‒ Pour ma part, dit-elle, c’est dans la poche. Monsieur Krimpov, quoique très bien fringué, semble peu soucieux de la bonne mise de sa cravate. À toi de jouer maintenant!

(La suite par ici...)

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