C’est donc à peine défraîchis
par six heures de vols que nous sommes débarqués au Ritz de Madrid, à deux pas
du Prato. Sitôt arrivés, nous prenions contact avec l’antenne madrilène de
l’Organisation, un certain Jorge, journaliste des pages économiques du journal El Pais, scribouillard sans envergure,
mais homme bourré de contacts et toujours prêt à aider la Cause. Nous fixâmes
rendez-vous pour le soir même.
Il était presque minuit
lorsque nous rejoignîmes Jorge dans un bar du barrio Salamanca, où il nous attendait, accoudé au comptoir, un
verre de xérès à la main. C’était un petit homme gras, à l’allure un peu
débraillée dans son complet de lin froissé. Jorge nous expliqua qu’il tenterait
de nous obtenir un rendez-vous avec un de ses contacts à l’ambassade du Kazakhstan,
un homme des plus serviable pour autant qu’on lui fasse cadeau d’un
attaché-case rempli de billets de cinquante euros. J’assurai Jorge que nous lui
fournirions la somme dès le lendemain. La soirée se poursuivit alors que Jorge,
qui descendait des verres de xérès à la chaîne, nous expliquait la situation
complexe du trafic pétro-énergétique européen, pendant que je terminais mon dry
martini et que Jo sirotais tranquillement une coupe de champagne. Nous
rentrâmes tôt à l’hôtel, quittant Jorge sur le trottoir devant le bar, où il
s’alluma un cigarillo. Avant de retourner s’enfiler quelques verres de xérès
supplémentaires, pensai-je.
Bref, je vous passe les
détails, mais grâce aux bons soins de Jorge, nous réussîmes à nous faire
inviter à une réception mondaine donnée par Mikhaïl Krimpov, principal
propriétaire de l’empire pétrolier russe Gazprom, treizième ou quatorzième fortune
mondiale. Oui, un gros poisson : le genre de type qui dirige le Kremlin à
distance, bien terré dans un yacht titanesque mouillant dans les îles grecques.
Le monsieur aimait faire étalage de sa puissance et de son opulence, et c’est
pourquoi la soirée se donnait au célèbre Casino de Madrid.
Le Casino de Madrid était un
club privé sis au centre de la capitale espagnole, fondé en 1863 par
l’intelligentsia madrilène de l’époque. L’institution était toujours en
activité mais, malgré son nom, on n’y pratiquait plus les jeux de hasard. Il
s’agissait plutôt d’un club privé sélect, qui permettait aux richards
madrilènes de se rencontrer et, pouvait-on imaginer, de refaire le monde à leur
façon. C’était donc à titre de membre en règle du sélect Casino de Madrid que
le pétro-milliardaire Mikhaïl Krimpov avait réservé l’établissement et son service
de traiteur haut de gamme pour cette petite sauterie visant à souligner le soixantième
anniversaire de naissance de son bon ami, l’ambassadeur de Turquie en Espagne.
Or, selon nos informateurs,
les plans du pipeline ultrasecret se trouvaient dans une clé USB astucieusement
dissimulée dans une des boucles d’oreille de la femme de l’ambassadeur de
Turquie, tandis que les codes permettant de déchiffrer ces plans se trouvaient,
toujours selon nos sources, inscrits par nano-gravure dans l’or de l’épingle à
cravate de Mikhaïl Krimpov lui-même en personne. Ce dispositif visait à ce que
le clan turko-kazakh, principaux promoteurs du pipeline, détienne
collectivement cette information cruciale sans qu’aucune des deux parties ne
puisse la contrôler et l’exploiter sans l’accord de l’autre. Notre mission
consistait donc à subtiliser la boucle d’oreille et l’épingle à cravate en
question et à ramener le tout au QG.
Bref, la routine habituelle.
* * *
La limousine nous déposa vers
vingt-et-une heures devant le portail du Casino de Madrid. Pour l’occasion,
j’avais mis un simple complet Armani noir anthracite sur une chemise blanche et
une cravate sang de bœuf. Jo portait une robe noire à pois rouge, sans manches,
les épaules couvertes d’un léger châle, et le tout lui donnait un petit air de
danseuse de flamenco de la haute. Nous présentâmes nos cartons d’invitation au
portier qui s’effaça pour nous laisser entrer.
Passé le portique, nous
débouchâmes dans un patio intérieur où un escalier monumental menait à une
balustrade donnant sur divers salons. Les murs de la vaste pièce étaient décorés de
sculptures ornementales et de moulures de plâtre dans un style tout à fait dix-neuvième. Sculptures de marbre, toiles d’époques et plantes exotiques complétaient la décoration. À notre
arrivée, il y avait déjà pas mal de monde dans cet atrium, où se donnait le cocktail.
Nous nous fondîmes dans la foule, bras dessus, bras dessous, attrapant au
passage un verre de vin blanc du plateau d’un serveur. Krimpov avait apparemment
ses entrées dans plusieurs milieux; j’aperçus quelques vedettes – un George
Clooney très à l’aise dans son tuxedo et un Guy Laliberté qui détonnait quelque
peu dans ses jeans et son t-shirt, sans parler de son nez de clown – ainsi que le
PDG d’Exxon et un Donald Rumsfeld qui, malgré que la soirée fût encore jeune,
semblait déjà pas mal pompette. Nous devions boucler cette mission à l’issue même
de cette soirée et n’avions donc pas de temps à perdre. Nous décidâmes de la
jouer sur un mode classique et direct. Nous nous séparâmes, louvoyant chacun en
solo dans ce groupe d’hommes et de femmes du monde comme un couple de requins
dans un banc de nageurs.
J’entrepris de m’approcher
subtilement de l’ambassadeur turc et de sa femme, qui étaient occupés à
bavarder avec trois ou quatre gros bonnets. L’ambassadeur était un homme d’âge
mûr, portant un bouc et des lunettes en corne. Sa femme, beaucoup plus jeune
que lui, moulait une robe de soirée vaporeuse. Lorsque je fus à quelques pas
d’eux, mon regard croisa celui de l’ambassadeur et je m’avançai vers lui,
faisant semblant de le reconnaître.
‒ Monsieur l’ambassadeur, m’exclamai-je,
quel plaisir!
Il sembla déstabilisé, mais
décida manifestement, et fort heureusement, de ne pas se fier à sa mémoire.
‒ Bonjour, dit-il, je suis
désolé mais je ne suis pas sûr de vous reconnaître, monsieur… Monsieur?
‒ Roger, Roger de Moor, répondis-je,
des entreprises de Moor, de Belgique : gaz de schiste, gaz naturel, gaz à
effet de serre. Nous nous sommes rencontré à Bruxelles, il me semble. C’était
l’an dernier ou il y a deux ans. À moins que ne fût à Ankara?
‒ Oui, fit-il, de Moor, je crois me
rappeler de vous.
Ma tactique faisait mouche. Je
me tournai vers son épouse, braquant mon regard dans le sien en
soufflant :
‒ J’ai pour ma part un excellent
souvenir de madame l’ambassadrice. Bonsoir, madame.
Ses yeux étaient d’un noir de jais,
graves et mystérieux. Ses cheveux relevés en un chignon mettaient en valeur une
unique boucle d’oreille, spectaculaire bijou qui pendait à son oreille droite.
Je n’eus aucune peine à imaginer qu’une clé USB de plusieurs gigaoctets puisse
être dissimulée dans cette chose énorme. Cependant, ma réplique sembla la
laisser de glace. Elle soutint mon regard et répondit simplement :
‒ Monsieur.
On me présenta à la ronde. Je réussis
à gagner la confiance du groupe grâce à quelques anecdotes divertissantes et
totalement factices à propos de voyages passés que j’aurais effectués en
Turquie. Je savais que pendant ce temps, ailleurs dans l’atrium, ailleurs dans
la foule, Jo se prêtait au même genre de comédie et jouait de ses charmes pour
prendre contact avec le redoutable Mikhaïl Krimpov. Pour l’heure, notre
plan semblait rouler comme sur des roulettes.
Des serveurs passaient avec
des plateaux, offrant apéritifs et bouchées. Jorge m’avait indiqué que cette
réception bénéficiait des services de El Bulli Catering, une filiale du célèbre
restaurant catalan El Bulli. Créée en 1995, cette société visait à offrir un
service de traiteur et de donner une seconde vie à certaines créations des
cuisines du légendaire restaurant catalan. Le menu de la soirée était donc signé
par le célèbre et très médiatique chef Feran Adriá, bien que réalisé par un chef
exécutif madrilène. Voilà, me dis-je, qui nous changera de la cuisine du Ritz.
Un serveur s’approcha de notre
groupe. Dans son plateau se trouvaient de grandes cuillères à bouchées et dans
chacune reposait une boule verte ayant la couleur et la forme d’une olive. Je
reconnus là le fameux plat-signature de Ferran Adrià, ce plat emblématique de
la cuisine moléculaire : l’olive sphérique. Il s’agissait d’une bulle
gélatineuse faite d’olive verte, dont le centre était liquide. L’ambassadeur se
servit le premier. Il fit glisser une des boules dans sa bouche, croqua et son
visage s’éclaira, les yeux ronds, le sourire fendu jusqu’aux oreilles, comme
quelqu’un à qui on raconte une histoire amusante, comme un enfant à qui on
vient de faire un tour de magie et qui se demande comment cela est possible. L’une
après l’autre, les personnes de notre groupe se servirent, ce qui généra
diverses réactions d’hilarité. Pour ma part, cette boule qui explosait dans la
bouche, libérant une vive saveur d’olive saumurée me fit également sourire.
Mais bien que la texture fût unique et très amusante, le goût me rappela
quelque peu la saumure d’un pot d’olives commerciales. Unique et ludique,
malgré tout. Je goûtai également d’autres bouchées – dont des croquetas espagnoles – toutes
délicieuses, quoiqu’assez traditionnelles.
Ce fut bientôt l’heure de
passer à table. La foule se mit en mouvement et entreprit de monter le grand
escalier, pour se diriger vers le Salòn Real,
où le souper serait servi. Délaissant temporairement l’ambassadeur turc et sa
femme, je retrouvai Jo près du vestiaire, tel que nous l’avions convenu précédemment.
Jo avait un petit sourire espiègle qui piqua ma curiosité.
‒ Alors, demanda-t-elle, comment vont
les choses avec Madame l’ambassadrice?
‒ Ça avance, répondis-je. J’ai gagné
la confiance de l’ambassadeur et commencé à me rapprocher de sa femme. Je
devrais pouvoir passer à l’action durant le souper.
Elle glissa la main dans son
sac et en sorti un objet qu’elle me montra discrètement. L’épingle à cravate!
Elle remit illico l’accessoire dans son sac en me faisant un clin d’œil.
‒ Pour ma part, dit-elle, c’est dans
la poche. Monsieur Krimpov, quoique très bien fringué, semble peu soucieux de
la bonne mise de sa cravate. À toi de jouer maintenant!
(La suite par ici...)
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