lundi 24 octobre 2011

Le Filet

Si j’avais un resto, comment le baptiserais-je ? Je voudrais que son nom évoque mille gourmandises et que la sonorité même des syllabes le composant mette l’eau à la bouche. J’aimerais qu’il interpelle sans équivoque le convive éventuel, devienne un synonyme de délices, de bombance, de papilles gustatives submergées de sensations enivrantes.

Oui, bon enfin, je divague légèrement, tout ça constituant évidemment une vue de l’esprit, une incursion dans un monde imaginaire où le pouvoir des mots transcenderait les lois de la physiques. Toutefois, dans les faits, le nom d’un restaurant doit tout de même être choisi avec soin et ce, afin qu’il annonce clairement de quel bois se chauffe le chef. Prenons par exemple le cas d’un restaurant désireux d’évoluer dans les hautes sphères de la gastronomie. Inutile de mentionner que son nom devrait être empreint de raffinement en plus d’évoquer un établissement de grande classe. Ainsi donc, à aucun moment le propriétaire, aussi farfelu soit-il, ne devrait oser prétendre l’affubler du nom « Chez Ti-Gilles, bon manger en tout genre ». Ou si oui, alors j’imagine (j’espère!) qu’il y aurait des personnes dans son entourage encore suffisamment saines d’esprit pour essayer de l’en dissuader. Dans le même ordre d’idée, le nom d’un restaurant annonce souvent dans quel type de cuisine il se spécialise. Par exemple, « Bœuf, viande rouge et autres cochonnailles » serait un nom assez peu judicieusement choisi pour un endroit se spécialisant dans la cuisine végétalienne. Et que dire de « Buon appetito » pour un restaurant szechuannais ? Bon, là je crois que vous avez compris le principe.

C’est donc en proie à ces profondes réflexions sur le sort du monde que je me rendais rejoindre mon amoureux et des amis au restaurant Le Filet. Je me disais alors qu’il s’agissait d’un bon nom de restaurant, pas de nature à décerner un prix Nobel à son auteur, mais tout de même à la fois général et spécifique, évoquant autant le filet de bœuf ou de porc que le filet de poisson.

Le concept du restaurant Le Filet vogue sur la vague du tapa et de ses multiples déclinaisons, vague qui me plaît énormément, étant une fan finie des tapas. L’établissement offre donc une sélection de petits plats (ou grosses entrées?) s’inscrivant dans les catégories suivantes : Huîtres garnies, Salades du Mont-Royal, Cru, Potages marins, Marée chaude, Pâtes faites ici & risotto, Amphibies et Terrestre.

Nous sommes quatre, ce qui amène le serveur à nous conseiller de prendre 10 plats au total, conseil que nous ne suivrons pas. En effet, puisque j'ai un appétit de petit oisillon malade (mais un métabolisme de gerbille en rut) qui implique que je mange comme une demi-personne, nous craignons que ce soit trop. Nous commanderons donc 4 plats par couple. Mon conjoint et moi choisissons la salade Pétoncle, avocat, orange, betteraves, le Risotto au crabe de roche, asperges, jus de crustacés, le Ris de veau avec homard et chanterelles de même que la Tartelette aux champignons. Nos amis, pour leur part, optent notamment pour les Rillettes de maquereau fumé et les Rondelles d'oignon.

La salade de pétoncle se présente à nous sous la forme d’un ceviche servi sur une purée d’avocat, accompagné de betteraves et de suprêmes d’oranges, et garni de brindilles de betteraves séchées. L’ensemble est délicieux, même si le goût délicat du pétoncle est un peu noyé sous l’explosion de saveur créée par la betterave et l’agrume. Entre ce premier plat et celui qui suivra, nous avons l'occasion de goûter aux rillettes de maquereau fumé que nos amis ont commandées : celles-ci sont remarquablement délicieuses, étant relevées d'une pointe de moutarde. Un must ! La suite, constituée du ris de veau avec homard, est très réussie. Le ris de veau est juteux et tendre sous le croustillant parfaitement rendu de la membrane extérieure et repose sur un douillet petit lit de chanterelles. Un petit bémol toutefois : son colocataire d’assiette, le morceau de homard, malgré qu'il soit très tendre et très frais, se laisse légèrement devancer par la compétition, son goût étant beaucoup moins punché que l’abat. À la rigueur, on peut même se demander ce qu'il fait là car on dirait une erreur de casting... Le prochain plat, le risotto au crabe de roche, n’est pas exactement spectaculaire du point de vue présentation, mais il tire tout de même son épingle du jeu du point de vue gustatif. En effet, si le goût du crabe est un peu difficile à discerner, le risotto est bien onctueux et le jus de crustacés est pour sa part, bien présent et savoureux à souhait. Le dernier plat, mais non le moindre, la tartelette aux champignons, me séduit tout à fait, le champignon trônant en bonne position sur la liste de mes aliments favoris. La croûte de la tartelette est feuilletée et la garniture regorge de petits champignons sautés dont le nom m’échappe malheureusement. À ce jour d’ailleurs, j’en garde encore un souvenir ému. Notons une déception, la seule de la soirée : les rondelles d'oignon étonnamment fades et qui sont loin de représenter une menace pour le "stand" de patates frites moyen. À éviter donc.

Rendus à ce point du repas, il est clair que nous n’avons plus faim. Mais qui a dit qu’il fallait avoir faim pour manger du dessert ? Quelqu’un qui est forcément mort d’ennui après une vie longue et sans éclat… Ceci étant établi, je disais donc que pour finir le repas sur une note sucrée, nos amis flanchent et commandent la tarte à l’érable. Puisqu’ils n’ont plus faim eux non plus, mais que nous avons le cœur sur la main et la main sur la fourchette, nous les aidons à terminer leur dessert, dessert qui s’avèrera bon, mais sans redéfinir toutefois l’art de la pâtisserie.

En résumé, Le Filet, quoique plutôt bruyant, est une très bonne adresse où le souci de la qualité et du travail bien fait est évident et où le chef connaît visiblement son affaire. Sachez toutefois que ce n'est pas donné, les plats se détaillant entre 10$ et 20$, avec une médiane avoisinant 16$ ou 17$. Alors si on calcule près de 2½ plats par personne et si on ajoute à tout ça des légumes d'accompagnement et un dessert, la note finit par flirter avec la barre du 50$. Finalement et malgré ce qui est annoncé par les serveurs, nous croyons que certains plats, pour ne pas dire la plupart d’entre eux, sont difficiles à partager de façon équitable et satisfaisante.

Évaluation : ***½
Prix : Compter de 45$ à 50$ par personne avant vin, taxes et service

Le Filet
219, ave. du Mont-Royal Ouest
Montréal
514.360.6060

samedi 15 octobre 2011

Casino Royale, une aventure des Becs fins, agents très spéciaux (suite et fin)

(Résumé de l'épisode précédent: les Becs fins, agents très spéciaux, tentent de récupérer les plans d'un pipeline ultra-secret dissimulés dans une épingle à cravate et une boucle d'oreille. Enfin, tout cela est très compliqué et se déroule au chic Casino de Madrid où une réception est donnée, dont le menu est signé Ferran Adrià, rien de moins.)






Le Salòn Real semblait tout droit sortie du dix-neuvième siècle avec ses plafonds hauts, ses moulures et dorures et ses immenses lustres de cristal. Un trio à corde égayait l’atmosphère d’une douce musique de chambre alors que le souper allait bon train. Jo et moi nous étions stratégiquement installés non loin de ma cible, l’ambassadrice. Nous partagions une table avec divers notables européens auxquels nous nous contentâmes de donner le change. Je gardais constamment un œil sur la table d’honneur, où prenaient place l’ambassadeur de Turquie et sa femme, Mikhaïl Krimpov et sa conjointe – une mannequin d’à peine dix-huit ans dont le visage semblait photoshoppé, même dans la vraie vie – ainsi que le Président du FMI du moment et son épouse.

Le souper était excellent. L’entrée de Carpaccio de bolet avec salade de pâtes fraîches, parmesan et vinaigrette aux noix s’avéra fort original. De fines tranches de champignon couvraient le fond de l’assiette. On avait nappé le tout d’une généreuse préparation à la noix. Un petit nid de linguine surmontait le tout. Pas mal du tout, quoique le goût de champignon me semblât un peu perdu derrière la vinaigrette, qui avait quelque chose du beurre d’arachide. Cet effet était par contre tempéré grâce à la fraîcheur de l’excellent chardonnay qu’on nous servit pour accompagner ce plat.

J’espérais que la femme de l’ambassadeur se levât au cours du souper, question que je puisse l’aborder dans un endroit discret et lui dérober sa boucle d’oreille USB. Mais elle ne décolla pas de sa chaise de tout le repas, écoutant passivement la conversation autour d’elle, un discret sourire au visage. Elle me sembla absente, distraite. Je la gardai à l’œil, espérant avoir bientôt une ouverture me permettant de mettre à l’œuvre mon plan.

On nous servit le plat principal, une Dorade avec soupe de pois et tagliatelle de seiche. Un filet de dorade parfaitement poêlé, à la fois tendre et croquant, se tenait en équilibre sur les lanières de seiche, le tout dans une espèce de potage de pois verts. Un plat léger et tout en subtilité. Zieutant la table d’honneur, je rongeais toujours mon frein lorsque fut servi le dessert, un Gâteau au chocolat croquant, accompagné d’un petit muscat espagnol pas piqué des vers. L’excellent repas, le décor somptueux, la musique de chambre : je me dis qu’il y a parfois quelques avantages à cette vie dangereuse et trépidante qu’est celle d’un agent secret.

C’est au moment où débuta le service des digestifs que la femme de l’ambassadeur se leva et, se faufilant entre les tables, quitta la salle. Mon regard croisa celui de Jo qui hocha subtilement la tête. Je m’excusai et me glissai prestement vers la sortie. J’arrivai juste à temps dans le couloir pour voir l’ambassadrice s’éloigner sur la balustrade. Elle marchait prestement, jetant des regards inquiets par-dessus son épaule. Je la suivis furtivement, longeant les murs. Elle dévala le grand escalier jusqu’au rez-de-chaussée et le grand patio, maintenant désert.

Du haut des marches, caché derrière une statue de Vénus en tenue d’Adam, je la vis se diriger vers un coin sombre où l’attendait un homme ventru, dans un complet froissé. Jorge! Elle dégrafa sa boucle d’oreille et la lui remit. Ils s’embrassèrent en vitesse. Ainsi donc Jorge jouait double jeu! À la faveur d’une aventure avec l’ambassadrice, voilà qu’il avait réussi à mettre la main sur l’un des deux objets convoités. J’imaginais que ce cher Jorge espérait ensuite nous subtiliser l’épingle à cravate, de gré ou de force, puis récupérer les plans du pipeline ultrasecret et les vendre au plus offrant. Ah, le traître! Jorge se dirigea vers la sortie du Casino et la femme de l’ambassadeur remonta vers la salle de réception. Toujours caché derrière cette Vénus callipyge, je calculai mon prochain coup. Il ne me fallut que quelques secondes pour déterminer que je n’avais pas le choix : il fallait que je suive Jorge et cette maudite boucle d’oreille.

* * *

La suite se déroula en un éclair. Sur le trottoir, je vis Jorge démarrer sur les chapeaux de roues au volant d’une Skoda d’un autre âge, probablement assemblée à l’époque du Bloc communiste. Sautant dans un taxi, je promis cent euros au chauffeur s’il réussissait à suivre la voiture de Jorge. Malgré qu’il fit nuit, il y avait pas mal de monde dans les rues du centre de Madrid, qui brillaient de mille feux. Nous ne roulâmes pas bien longtemps et je reconnus bientôt la Plaza de Neptuno et sa fontaine monumentale, représentant Neptune debout sur un char en forme de coquillage, tiré par deux chevaux ayant le corps de poissons. Nous prîmes ensuite Paseo del Prato et je compris que Jorge se dirigeait vers notre hôtel pour nous y attendre et nous contraindre à lui remettre l’épingle à cravate. Je me fis débarquer devant le Ritz.

Dans le lobby, Jorge s’engageait dans un ascenseur lorsque je le rejoins, y grimpant à mon tour. Jorge sursauta en me reconnaissant. Alors que les portes se refermaient, je me jetai sur lui. Nous luttâmes pendant que  l’ascenseur montait vers le dernier étage de l’hôtel, là où se trouvait notre suite. Je tentai une clé de bras, mais Jorge fut plus rapide et m’asséna une droite traitresse. Relevant la tête, je le vis sortir un révolver de son veston et me mettre en joue.

‒ Donnez-moi l’épingle à cravate, m’ordonna-t-il.

‒ Je suis désolé, mais je ne l’ai pas, répondis-je.

‒ Où est-elle? aboya-t-il.

‒ Je ne sais pas, répondis-je. Elle est probablement en train de retenir la cravate de ce cher Mikhaïl Krimpov, qu’en pensez-vous?

‒ D’accord, dit-il, votre partenaire doit être en train de s’en occuper. Dans ce cas, nous allons simplement l’attendre.

Il m’escorta jusqu’à notre suite, où il me fit asseoir sur le lit, alors qu’il s’installait dans un fauteuil, pointant son révolver vers moi. Pour tuer le temps, je le questionnai sur ses motivations et il entreprit de m’expliquer tout cela en long et en large, comme le veut la tradition des romans de genre.

‒ J’espère que je ne dérange trop pas votre petite conversation, messieurs?

C’était Jo qui s’était glissée dans la suite à notre insu. Elle tenait Jorge en joue avec son mini-révolver silencieux de voyage, le genre de truc qui se glisse dans un tout petit sac et qui peut faire de très gros dégâts. Pris de court, Jorge tenta sa chance, fit un geste pour se détourner de moi et mettre Jo en joue, mais n’eût le temps de faire ni l’un ni l’autre. Jo tira. Le coup fut assourdi par le silencieux, ne faisant pas plus de bruit qu’une bouteille de champagne qu’on débouche. Jorge s’écroula, raide mort. Je fouillai ses poches, y trouvant finalement ce que je cherchais : la boucle d’oreille. Je la montrai à Jo et lui fit un clin d’œil.

‒ Bon, dis-je, je crois que nous avons maintenant droit à de vraies vacances, non?

* * *

Nous n’avions évidemment pas avantage à nous éterniser dans la capitale espagnole. Disons que laisser un cadavre en cadeau dans une chambre d’hôtel n’est pas au goût de la policía locale. Nous quittâmes donc l’hôtel précipitamment. Il nous faudrait penser à prévenir les collègues du QG que les identités de M. et Mme de Moor était grillées et que ces deux tourtereaux apparaîtraient bientôt que la liste de recherche d’Interpol.

À l’aéroport, après avoir mis la boucle d’oreille et l’épingle à cravate dans une boîte et envoyé le tout au QG par Purolator, nous étudiâmes le tableau des départs.

‒ Tiens, dit Jo, pourquoi pas Venise?

‒ Excellent idée, répondis-je. Et qui sait, peut-être aura-t-on la chance d’y croiser par hasard George Clooney?



Bien que les événements et les personnages mis en scène dans cette histoire soient évidemment fictifs, la description du Casino de Madrid et de la nourriture que nous avons eu la chance d’y goûter est authentique. – Casino de Madrid, Alcalá 15, Madrid. Sur invitation seulement. Service de traiteur disponible pour les réceptions.

mardi 11 octobre 2011

Casino Royale, une aventure des Becs fins, agents très spéciaux (1ère partie)

Toute cette histoire a commencé lorsque, à la demande du QG, Jo et moi avons dû nous rendre à Madrid en mission commandée. Une affaire en apparence assez simple : récupérer les plans d’un projet de pipeline ultrasecret dont l’existence menaçait l’équilibre géopolitique du Caucase et l’hégémonie des multinationales occidentales sur l’approvisionnement énergétique européen. Bref, la routine habituelle. Nos collègues du QG nous avaient concocté de fausses identités parfaites pour l’occasion : nous étions Roger et Pénélope de Moor, un couple de Belges wallons parvenus, monsieur ayant fait fortune dans les gaz de schiste et madame, ancienne mannequin, faisant maintenant dans la mise sur pied de projets caritatifs en Afrique pour diverses ONG. Nous avions à peine douze heures pour faire nos préparatifs, avant de nous envoler pour la capitale espagnole.

C’est donc à peine défraîchis par six heures de vols que nous sommes débarqués au Ritz de Madrid, à deux pas du Prato. Sitôt arrivés, nous prenions contact avec l’antenne madrilène de l’Organisation, un certain Jorge, journaliste des pages économiques du journal El Pais, scribouillard sans envergure, mais homme bourré de contacts et toujours prêt à aider la Cause. Nous fixâmes rendez-vous pour le soir même.

Il était presque minuit lorsque nous rejoignîmes Jorge dans un bar du barrio Salamanca, où il nous attendait, accoudé au comptoir, un verre de xérès à la main. C’était un petit homme gras, à l’allure un peu débraillée dans son complet de lin froissé. Jorge nous expliqua qu’il tenterait de nous obtenir un rendez-vous avec un de ses contacts à l’ambassade du Kazakhstan, un homme des plus serviable pour autant qu’on lui fasse cadeau d’un attaché-case rempli de billets de cinquante euros. J’assurai Jorge que nous lui fournirions la somme dès le lendemain. La soirée se poursuivit alors que Jorge, qui descendait des verres de xérès à la chaîne, nous expliquait la situation complexe du trafic pétro-énergétique européen, pendant que je terminais mon dry martini et que Jo sirotais tranquillement une coupe de champagne. Nous rentrâmes tôt à l’hôtel, quittant Jorge sur le trottoir devant le bar, où il s’alluma un cigarillo. Avant de retourner s’enfiler quelques verres de xérès supplémentaires, pensai-je.

Bref, je vous passe les détails, mais grâce aux bons soins de Jorge, nous réussîmes à nous faire inviter à une réception mondaine donnée par Mikhaïl Krimpov, principal propriétaire de l’empire pétrolier russe Gazprom, treizième ou quatorzième fortune mondiale. Oui, un gros poisson : le genre de type qui dirige le Kremlin à distance, bien terré dans un yacht titanesque mouillant dans les îles grecques. Le monsieur aimait faire étalage de sa puissance et de son opulence, et c’est pourquoi la soirée se donnait au célèbre Casino de Madrid.

Le Casino de Madrid était un club privé sis au centre de la capitale espagnole, fondé en 1863 par l’intelligentsia madrilène de l’époque. L’institution était toujours en activité mais, malgré son nom, on n’y pratiquait plus les jeux de hasard. Il s’agissait plutôt d’un club privé sélect, qui permettait aux richards madrilènes de se rencontrer et, pouvait-on imaginer, de refaire le monde à leur façon. C’était donc à titre de membre en règle du sélect Casino de Madrid que le pétro-milliardaire Mikhaïl Krimpov avait réservé l’établissement et son service de traiteur haut de gamme pour cette petite sauterie visant à souligner le soixantième anniversaire de naissance de son bon ami, l’ambassadeur de Turquie en Espagne.

Or, selon nos informateurs, les plans du pipeline ultrasecret se trouvaient dans une clé USB astucieusement dissimulée dans une des boucles d’oreille de la femme de l’ambassadeur de Turquie, tandis que les codes permettant de déchiffrer ces plans se trouvaient, toujours selon nos sources, inscrits par nano-gravure dans l’or de l’épingle à cravate de Mikhaïl Krimpov lui-même en personne. Ce dispositif visait à ce que le clan turko-kazakh, principaux promoteurs du pipeline, détienne collectivement cette information cruciale sans qu’aucune des deux parties ne puisse la contrôler et l’exploiter sans l’accord de l’autre. Notre mission consistait donc à subtiliser la boucle d’oreille et l’épingle à cravate en question et à ramener le tout au QG.

Bref, la routine habituelle.

* * *


La limousine nous déposa vers vingt-et-une heures devant le portail du Casino de Madrid. Pour l’occasion, j’avais mis un simple complet Armani noir anthracite sur une chemise blanche et une cravate sang de bœuf. Jo portait une robe noire à pois rouge, sans manches, les épaules couvertes d’un léger châle, et le tout lui donnait un petit air de danseuse de flamenco de la haute. Nous présentâmes nos cartons d’invitation au portier qui s’effaça pour nous laisser entrer.

Passé le portique, nous débouchâmes dans un patio intérieur où un escalier monumental menait à une balustrade donnant sur divers salons. Les murs de la vaste pièce étaient décorés de sculptures ornementales et de moulures de plâtre dans un style tout à fait dix-neuvième. Sculptures de marbre, toiles d’époques et  plantes exotiques complétaient la décoration. À notre arrivée, il y avait déjà pas mal de monde dans cet atrium, où se donnait le cocktail. Nous nous fondîmes dans la foule, bras dessus, bras dessous, attrapant au passage un verre de vin blanc du plateau d’un serveur. Krimpov avait apparemment ses entrées dans plusieurs milieux; j’aperçus quelques vedettes – un George Clooney très à l’aise dans son tuxedo et un Guy Laliberté qui détonnait quelque peu dans ses jeans et son t-shirt, sans parler de son nez de clown – ainsi que le PDG d’Exxon et un Donald Rumsfeld qui, malgré que la soirée fût encore jeune, semblait déjà pas mal pompette. Nous devions boucler cette mission à l’issue même de cette soirée et n’avions donc pas de temps à perdre. Nous décidâmes de la jouer sur un mode classique et direct. Nous nous séparâmes, louvoyant chacun en solo dans ce groupe d’hommes et de femmes du monde comme un couple de requins dans un banc de nageurs.

J’entrepris de m’approcher subtilement de l’ambassadeur turc et de sa femme, qui étaient occupés à bavarder avec trois ou quatre gros bonnets. L’ambassadeur était un homme d’âge mûr, portant un bouc et des lunettes en corne. Sa femme, beaucoup plus jeune que lui, moulait une robe de soirée vaporeuse. Lorsque je fus à quelques pas d’eux, mon regard croisa celui de l’ambassadeur et je m’avançai vers lui, faisant semblant de le reconnaître.

‒ Monsieur l’ambassadeur, m’exclamai-je, quel plaisir!

Il sembla déstabilisé, mais décida manifestement, et fort heureusement, de ne pas se fier à sa mémoire.

‒ Bonjour, dit-il, je suis désolé mais je ne suis pas sûr de vous reconnaître, monsieur… Monsieur?

‒ Roger, Roger de Moor, répondis-je, des entreprises de Moor, de Belgique : gaz de schiste, gaz naturel, gaz à effet de serre. Nous nous sommes rencontré à Bruxelles, il me semble. C’était l’an dernier ou il y a deux ans. À moins que ne fût à Ankara?

‒ Oui, fit-il, de Moor, je crois me rappeler de vous.

Ma tactique faisait mouche. Je me tournai vers son épouse, braquant mon regard dans le sien en soufflant :

‒ J’ai pour ma part un excellent souvenir de madame l’ambassadrice. Bonsoir, madame.

Ses yeux étaient d’un noir de jais, graves et mystérieux. Ses cheveux relevés en un chignon mettaient en valeur une unique boucle d’oreille, spectaculaire bijou qui pendait à son oreille droite. Je n’eus aucune peine à imaginer qu’une clé USB de plusieurs gigaoctets puisse être dissimulée dans cette chose énorme. Cependant, ma réplique sembla la laisser de glace. Elle soutint mon regard et répondit simplement :

‒ Monsieur.

On me présenta à la ronde. Je réussis à gagner la confiance du groupe grâce à quelques anecdotes divertissantes et totalement factices à propos de voyages passés que j’aurais effectués en Turquie. Je savais que pendant ce temps, ailleurs dans l’atrium, ailleurs dans la foule, Jo se prêtait au même genre de comédie et jouait de ses charmes pour prendre contact avec le redoutable Mikhaïl Krimpov. Pour l’heure, notre plan semblait rouler comme sur des roulettes.

Des serveurs passaient avec des plateaux, offrant apéritifs et bouchées. Jorge m’avait indiqué que cette réception bénéficiait des services de El Bulli Catering, une filiale du célèbre restaurant catalan El Bulli. Créée en 1995, cette société visait à offrir un service de traiteur et de donner une seconde vie à certaines créations des cuisines du légendaire restaurant catalan. Le menu de la soirée était donc signé par le célèbre et très médiatique chef Feran Adriá, bien que réalisé par un chef exécutif madrilène. Voilà, me dis-je, qui nous changera de la cuisine du Ritz.

Un serveur s’approcha de notre groupe. Dans son plateau se trouvaient de grandes cuillères à bouchées et dans chacune reposait une boule verte ayant la couleur et la forme d’une olive. Je reconnus là le fameux plat-signature de Ferran Adrià, ce plat emblématique de la cuisine moléculaire : l’olive sphérique. Il s’agissait d’une bulle gélatineuse faite d’olive verte, dont le centre était liquide. L’ambassadeur se servit le premier. Il fit glisser une des boules dans sa bouche, croqua et son visage s’éclaira, les yeux ronds, le sourire fendu jusqu’aux oreilles, comme quelqu’un à qui on raconte une histoire amusante, comme un enfant à qui on vient de faire un tour de magie et qui se demande comment cela est possible. L’une après l’autre, les personnes de notre groupe se servirent, ce qui généra diverses réactions d’hilarité. Pour ma part, cette boule qui explosait dans la bouche, libérant une vive saveur d’olive saumurée me fit également sourire. Mais bien que la texture fût unique et très amusante, le goût me rappela quelque peu la saumure d’un pot d’olives commerciales. Unique et ludique, malgré tout. Je goûtai également d’autres bouchées – dont des croquetas espagnoles – toutes délicieuses, quoiqu’assez traditionnelles.

Ce fut bientôt l’heure de passer à table. La foule se mit en mouvement et entreprit de monter le grand escalier, pour se diriger vers le Salòn Real, où le souper serait servi. Délaissant temporairement l’ambassadeur turc et sa femme, je retrouvai Jo près du vestiaire, tel que nous l’avions convenu précédemment. Jo avait un petit sourire espiègle qui piqua ma curiosité.

‒ Alors, demanda-t-elle, comment vont les choses avec Madame l’ambassadrice?

‒ Ça avance, répondis-je. J’ai gagné la confiance de l’ambassadeur et commencé à me rapprocher de sa femme. Je devrais pouvoir passer à l’action durant le souper.

Elle glissa la main dans son sac et en sorti un objet qu’elle me montra discrètement. L’épingle à cravate! Elle remit illico l’accessoire dans son sac en me faisant un clin d’œil.

‒ Pour ma part, dit-elle, c’est dans la poche. Monsieur Krimpov, quoique très bien fringué, semble peu soucieux de la bonne mise de sa cravate. À toi de jouer maintenant!

(La suite par ici...)

dimanche 2 octobre 2011

Du snobisme gastronomique


Il n’est pas rare que les chroniqueurs de la chose culinaire et autres foudizes amateurs, par leur recherche de ce qui est exclusif, rare ou tout simplement tendance, en viennent à pratiquer un pédantisme, volontaire ou non, qui finit par énerver un peu. On grince volontiers des dents en voyant Anne-Marie Withenshaw tout sourire se faire payer la traite dans les restaurants de Montréal et ses environs à l’émission Guide restos Voir. Devant la caméra, les serveurs et maîtres d’hôtel se fendent littéralement en quatre pour Anne-Marie et son invité(e); on leur propose les meilleurs plats et les meilleurs vins, devant une caméra qu’on devine pas du tout cachée. On se dit qu’on a rarement droit à toutes ces attentions quand on sort au restaurant et surtout pas les moyens de se payer ces bouteilles à 100 dollars. Idem quand une Josée di Stasio ratisse la planète à la recherche des produits, chefs et boutiques les plus pittoresques, cette chère Josée si décontractée, à tu et à toi tant avec la vendeuse de cette boulangerie mythique de Provence (qui moud elle-même sa farine à l’aide d’une meule millénaire) que cette fameuse chef vancouveroise, vous savez, celle qui a initié cette mode du manger vrai ou du retour à l’approvisionnement hyper-local ou du néo-traditionnel biologique ou quelque chose du genre. On se dit souvent que nous aussi, si on continue religieusement à collectionner des milles de récompense AIR MILES™ chez IGA, peut-être pourra-t-on un jour aller s’acheter nos tomates ancestrales dans un marché public de Toscane.  Aussi, à lire les Marie-Claude Lortie de ce monde, en venons-nous parfois à nous dire qu’en effet, au fond, on n’est qu’à quelques heures de vol de l’Islande, alors pourquoi pas se prendre une réservation pour vendredi soir prochain dans ce fameux restaurant de Reikjavick, celui qui sert son légendaire boudin de morse sur un lit de pergélisol comestible. Enfin, il y a aussi tous ces foudizes qui mentionnent dans leur blogue et leur fil Twitter les restos pas du tout bon marché qu’ils fréquentent, comme s’ils se payaient une bouffe gastronomique à tous les soirs de la semaine.

Bien sûr, nous convenons qu’une émission de télé ou une chronique (voire un blogue) sur la bouffe ne peut se limiter à parler de trucs inintéressants et banals. L’article sur l’art de la pomme de terre bouillie ne peut en effet que tomber à plat.  Il faut se forcer un peu, trouver le bon sujet, déceler la tendance, le truc spécial qui titillera le lecteur. Et les blogueurs parleront évidemment des bons restos qu’ils visitent.

Il m’arrive donc de craindre que notre blogue ne puisse donner l’impression que nous ne sommes que des snobs ou des parvenus sortant à tous les week-ends dans les meilleurs restaurants de la ville et nous complaisant à afficher ici notre mode de vie vachement trendy et jet set. J’ose espérer que certains articles plus humbles publiés ici contribuent à contrer en partie cette image; je pense par exemple à ces recettes ultrasimples (du genre : comment faire un sandwich) ou à ces suggestions de produits qu’on peut trouver dans à peu près n’importe quel supermarché. Les Becs fins ne sont pas millionnaires et bien loin de nous l’idée de péter plus haut que le trou. Et puis, si certaines personnes investissent leur argent dans un SUV ou un bain à remous extérieur, pour notre part, nous aimons nous payer un bon resto (et un voyage à l’étranger) à l’occasion.

Tout cela pour vous prévenir du sujet de mon prochain article : nous avons testé pour vous les olives sphériques de Ferran Adrià – oui, oui, le fameux plat-signature du grand (et très médiatique) chef catalan – lors d’une réception donnée dans un chic club privé de Madrid. Article à venir, d’ici une semaine, je l’espère.

Mais pour le moment, je dois vous laisser, Gontran, notre major d’homme, m’annonce que le petit-déjeuner est servi. Et je déteste que mon caviar soit trop chambré.